Et puis il y avait les clients. La cliente en l'occurrence. Jolie. Et souriante, tiens. Ce n'était pas si commun. Johnny éprouvait une satisfaction toute personnelle à voir le visage des clients s'éclairer, dès lors que la connexion était rétablie. Mais là, ça dépassait ses modestes attentes. Cette jeune femme était rayonnante. Une vision fugace lui traversa soudain l'esprit. Il avait cru saisir un regard à son intention, pas longtemps, entre deux battements de cils. Tout son corps se pétrifia, et sa respiration ralentit. Son cerveau tentait désespérément de trouver une réaction adéquate, mais rien ne venait. Il n'avait jamais éprouvé cela auparavant, c'était si nouveau...
Sans qu'il sache vraiment comment il y était arrivé, il se retrouva dehors. Après quelques pas mal assurés sur le trottoir verglacé, il se figea. Il devait en avoir le cœur net. Le numéro de téléphone de la jeune femme était là, sur l'ordre de mission. Après tout que risquait-il ? Il recopia fébrilement le numéro dans son propre téléphone, et rédigea un court message, essayant d'exprimer au mieux ce qu'il avait ressenti quelques minutes plus tôt. Nous étions le 16 janvier 2017, à très exactement 11h11, et Johnny n'imaginait pas la tournure qu'allaient prendre les événements. (Note ça pour plus tard, ami lecteur, nous appellerons cette histoire : la version A.)
Rebonjour c'est le technicien Orange. Juste pour vous dire que vous étiez très jolie et que vous avez un très beau sourire. J'ai pas osé devant mon collègue en formation. Et c'est pas très pro. Voilà désolé pour la gêne.
Le message de Johnny (ce n'est pas son vrai nom, pardi !) nous parvient le jour même, publié sur Twitter par la jeune cliente en question. Elle indique également avoir alerté le FAI pour signaler cet acte non seulement illégal, mais surtout déplacé.
Avisé que tu es, cher lecteur, tu te souviens certainement de l'histoire de Buffy Mars et du technicien Orange. Alors OK, c'était en janvier dernier, et nous sommes en octobre. Néanmoins, il est parfois bon de s'accorder le temps nécessaire à la prise de recul sur les événements. Autrement dit, j'avais la flemme. Ceci étant dit, étudions les faits.
Twitter est déclenché
Twitter étant Twitter, l'histoire déclenche immédiatement un débat cordial et argumenté un déluge de commentaires hystériques dans lequel deux camps se distinguent. Le camp que nous appellerons "le camp des gentils" (par pur sens de l'objectivité), parle de harcèlement, et souligne l'aspect illégal de la récupération du numéro de téléphone à des fins personnelles. Mais l'écrasante majorité des commentateurs est plutôt dans le camp opposé. Leur argumentation se développe sur deux axes majeurs qui sont, en substance :
1) C'était juste un compliment.
2) TG espèce de grognasse.
Je ne te ferai pas l'affront, cher lecteur, de t'expliquer pourquoi une insulte misogyne ne constitue pas un argument valable. Aussi nous laisserons de côté le point 2. (Simplement, je me permets de te rappeler que tu n'es pas vraiment anonyme sur Twitter, et que proférer publiquement une injure sexiste est puni par la loi. De rien, bisou.)
En revanche, il me semble intéressant d'étudier le point 1 :
C'est juste un compliment
On entend ce genre de phrase quasi-immanquablement dès lors qu'une situation de harcèlement est évoquée. En voici quelques exemples, piochés sur Twitter et dans les commentaires des articles de presse qui parlent de l'affaire.
Confondre harcèlement et drague "mignonne et maladroite" rend cette personne idiote.
Si dans ce monde, on ne peut plus dire à une femme qu'on la trouve charmante, où va t-on ?
J'aurais adoré recevoir ce sms ! Trop cute !
J'aimerais bien qu'une technicienne vienne chez moi, et par la suite m'envoie ce genre de message.
Mohhh il est mignon le texto du technicien.
Les gens qui écrivent ce genre de commentaires ont manifestement deux caractéristiques en commun :
1) Ils n'ont jamais été harcelés.
2) Ils ont vu beaucoup trop de films avec Meg Ryan.
Le premier point est trivial : il est difficile de reconnaitre une chose qu'on ne connait pas déjà, par définition. On est donc moins prompt à reconnaitre le harcèlement si on ne l'a jamais expérimenté soi-même (en tant que victime ou non). De fait, si les commentateurs n'ont jamais vécu ou observé de harcèlement, leur cerveau va quand même rapprocher la situation d'une chose qui y ressemble et qu'ils connaissent. Et ceci nous amène au second point.
Tu as sûrement déjà vu, cher lecteur, cette comédie romantique où un garçon sympa et mignon, mais désespérément seul, tente par tous les moyens de séduire une fille qu'il a vaguement aperçu à la supérette du coin. Ce garçon imagine toute sorte de stratagèmes pour attirer l'attention de l'être aimé, mais essuie moult déconvenues pendant les trois quarts du film. Heureusement, à force de persévérance, il finit tout de même par pécho. Mais attention, c'est romantique parce qu'il y avait un plan au ralenti quand leurs regards se sont croisés pendant une seconde au début du film, ce qui prouve bien qu'ils étaient faits pour être ensembles. En somme, le genre de film qui pourrait commencer par notre version A. (J'avais prévenu qu'il fallait noter, je te prends pas en traitre là.)
Et voilà comment le message flippant du mec qui vient de détourner ton numéro de téléphone devient un texto mignon. Les comédies romantiques nous ont insidieusement appris à trouver cool qu'un parfait inconnu mette soudainement tout en œuvre, y compris des combines plus ou moins légales, pour tenter de nous séduire. Dans le jargon, on appelle ça de la persévérance. Le fait que tu ne sois pas disposé à flirter à ce moment, ou que l'inconnu ne te plaise que moyennement, n'est que secondaire. D'après le code de la comédie romantique, il est interdit d'esquiver un coup de foudre. Et si le coup de foudre n'est qu'à sens unique : donne-lui sa chance, bordel !
Dialogue de sourds
Les gens qui n'admettent pas l'existence du harcèlement, quand bien même on leur met le nez dessus, ont un problème simple et très humain : ils sont jaloux. Ils sont jaloux parce que ce genre de choses ne leur arrive jamais, à eux. Par exemple, Ashton Kutcher n'est jamais venu chez eux pour activer la ligne ADSL, et n'a donc jamais eu l'occasion de leur glisser un mot doux au passage. De même, Emma Stone n'a jamais profité d'être venue relever le compteur électrique pour les dragouiller gentiment (et malheureusement, les compteurs Linky ne vont pas arranger leurs affaires). En tout cas, ils sont certains que si ça leur arrivait, ils sauraient apprécier l'instant à sa juste valeur, contrairement à ces rabat-joies qui hurlent au harcèlement dès que l'amour frappe à leur porte. La vie est vraiment injuste.
De l'autre côté du miroir, les victimes de harcèlement savent que le harceleur moyen n'est généralement pas très séduisant, et presque jamais mû par un amour noble et sincère. Le pire étant que oui, elles ont vu suffisamment de harceleurs pour en faire une moyenne. La sélection naturelle étant impitoyable, si tu es sifflable dans la rue selon les critères de ton espèce, tu risques de te faire siffler souvent au cours de ta vie. Autrement dit, les personnes qui se font draguer sans arrêt... se font draguer sans arrêt toute leur vie, et c'est justement là que ça devient du harcèlement.
Pour une victime, dénoncer un acte de harcèlement revient donc à tenter de convaincre le reste du monde que les comédies romantiques ne sont pas des documentaires sur la vraie vie. En même temps, on ne peut pas automatiquement mettre en doute la sincérité des gens qui rêvent de romance cinématographique. La solitude et la misère affective existent, et je veux bien croire que certains se damneraient pour se faire draguer par un inconnu dans la rue, rien qu'une fois. Ceci étant dit, il est important de comprendre que le harcèlement n'est pas le contraire de la solitude, et que conspuer les victimes sur Twitter ne rendra personne moins seul.
En guise de conclusion, cher lecteur, si tu fais partie des gens qui fantasment sur le Johnny de la version A, et que tu n'es toujours pas convaincu que c'était du harcèlement, je me permets de te proposer une histoire alternative. Garde à l'esprit que, ne connaissant pas personnellement Johnny, tu n'as aucun moyen de savoir laquelle des deux versions est la vérité. Je te laisserai ensuite répondre toi-même à la question suivante : ce SMS était-il mignon ou flippant ?
La version B
A peine la porte d'entrée de l'immeuble venait-elle de claquer derrière lui que Johnny s'arrêta et sortit son smartphone. L'ordre de mission toujours en main, il entreprit de recopier quelque chose sur son appareil. Son collègue, interloqué, lui demanda alors : "Mec, qu'est-ce que tu fous ?
— Ben je chope son numéro, répondit Johnny.
— Sérieux ? Mais tu fais ça souvent ?
— Ouais ça dépend, quand elles sont potables quoi.
— Et y'en a qui répondent ?
— La plupart répondent, à cause de l'implication.
— La quoi ?
— Ben ouais, imagine que t'es une meuf, seule dans ton appart. Le gars d'Internet vient de passer chez toi. Bon, il sait où tu habites, il connait ton étage et ta porte. Si ça se trouve il a même le code de l'immeuble. Du coup tu te dis : bon si je le rembarre, ça implique que le mec peut revenir vénère et m'attendre devant chez moi. Là tu flippes, et tu réponds gentiment au texto pour désamorcer le truc. Et bim, ça engage la conversation. Après il suffit de faire le gars gentil, tu vois, et ça peut passer.
— J'arrive pas à dire si c'est chelou ou génial.
— Franchement je me suis jamais fait capter donc c'est tranquille."
Johnny pianota quelques secondes sur son téléphone et le remit dans sa poche. Il s'en alla ensuite en direction de la camionnette de service, sous l'œil incrédule de son équipier.